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L'aventure singulière du café liégeois

Entendu ce court dialogue dans une brasserie de la Place du Marché à Liège, dont la carte indique pour les desserts « Café liégeois » et pour un des menus « Véritable café liégeois » :  —  Garçon, quelle est la différence entre votre « café liégeois » et le « véritable café liégeois »,  vous les avez tous les deux sur votre carte ?  —  C’est le même, Madame. Café liégeois c’est pour les Liégeois et Véritable café liégeois, c’est pour expliquer aux touristes.  —  Vous êtes sûr que c’est le vrai ?  — Oui, absolument. C’est la tradition  —  D’après quoi ?  -  Je ne saurais vous le  dire, Madame. Cet échange amusant révèle parfaitement le flou qui nimbe le Café liégeois quant à son origine et à sa composition. Essayons de nous faire une idée à travers son histoire peu ordinaire.

Albert1er

Albert 1er, roi des Belges.

Panorama de la ville de Liège

Panorama de la ville de Liège

Août 1914. Liège : David contre Goliath 

Pour la Belgique, la Première guerre mondiale commence officiellement le 2 août 1914 à 19h par l’ultimatum adressé par l’Allemagne aux autorités belges, imposant aux Belges le libre passage de ses troupes sur leur territoire et l’interdiction d’organiser la résistance ou la destruction de routes ou d’ouvrages d’art. Le gouvernement belge refuse l’ultimatum, invoquant sa neutralité remontant à 1831 et 1839 imposée par les grandes puissances européennes de l’époque. Le 4 août les premiers soldats allemands pénètrent dans le village-frontière de Gemmenich. Liège, possédant une position stratégique remarquable — axes routiers, voies ferrées, et voies navigables — est immédiatement visée et agressée. La bataille de Liège va durer douze jours, Les troupes allemandes étant bien supérieures en nombre aux troupes belges peu préparées, ce sont les deux forts intérieurs et les douze forts extérieurs qui ceinturent la ville qui vont faire preuve d’une résistance inattendue en les empêchant d’avancer, notamment par chemin de fer ; au point que cinq des six brigades allemandes reculent. Pour peu de temps car un contingent de 60 000 soldats teutons plus une importante artillerie Skoda et Krupp vient grossir les rangs pour former une armée de siège et d’attaque des forts. Ceux-ci vont être abondamment bombardés, notamment par l’obusier de 42 tonnes, la fameuse « grosse Bertha »*, inauguré à cette occasion. Un à un les forts déposent les armes ; deux tiennent encore jusqu’au 16 août. Les Allemands peuvent avancer, la bataille de Liège est terminée. Le malheureux roi Albert 1er eut ce cri du cœur : « Les Belges lutteront jusqu'à la mort pour leur indépendance; et, s'il le faut, je prendrai moi-même un fusil. ». Hélas !

Cette bataille est considérée comme une victoire liégeoise car l’opposition héroïque des Belges a permis de ralentir de douze jours l’avancée de l’armée allemande qui avait prévu de passer la région en… 24 heures pour foncer vers la France, laquelle n’avait pas terminé l’acheminement de ses troupes. Cette résistance imprévue fit perdre à l’ennemi un temps précieux ainsi que… 5300 hommes. Celui-ci se vengea en massacrant des civils et en incendiant des bâtiments.

BergsonjeblancheLe philosophe Henri Bergson

RomainrollandL'écrivain Romain Rolland.

Reconnaissance internationale 

La vaillance de la ville de Liège marque les esprits partout dans le monde : le Parlement de Londres rend officiellement hommage à « the brave little Belgium ». Le New York Times compare la « prouesse liégeoise » à celle « des Thermopyles dans la Grèce antique. » Les Américains suscitent un élan d’aide humanitaire vers la « poor little Belgium ». À Moscou, on chante à la gloire des « défenseurs de Liège ». En France, le philosophe Henri Bergson fait l’éloge « du petit peuple à l’âme puissante » dans la « lutte de la civilisation contre la barbarie ». Dans son Journal des Années de Guerre, 1914-1919, Roman Rolland note que « la Belgique doit être pour la France une terre sacrée ».  Liège est la première ville étrangère au monde à recevoir la Légion d’Honneur, le Président Raymond Poincaré ayant adressé dès le 7 août au roi Albert Ier un télégramme dans lequel il déclare qu’il « tient à honorer les courageux défenseurs de la Place et l’Armée belge tout entière avec laquelle l’Armée française verse depuis ce matin son sang sur le champ de bataille. »

Rapidement, la rue de Berlin, située dans le quartier de l’Europe à Paris est rebaptisée rue de Liège. La station de métro Berlin devient Liège. L’opinion publique parisienne, résolument anti-allemande, dès le 1er août avait pétitionné pour changer le nom de la rue d’Allemagne et sa station de métro en avenue Jean-Jaurès, ce qui fut fait le 15 août. Les noms à consonance germanique sont honnis y compris ceux qui évoquent l’empire austro-hongrois qui mène la guerre aux côtés des Allemands. C’est ainsi que le très chic établissement Le Café Viennois sur les Grands Boulevards, qui affichait des airs de Vienne impériale avec miroirs, lustres, lambris et garçons en habit et nœud papillon, est saccagé et que les cafetiers et restaurateurs parisiens décident à l’unanimité de rebaptiser la préparation « café viennois » en « café liégeois ». À noter que Liège étant coupée de Paris durant les quatre années d'occupation allemande et commençant à subir les ravages de la grippe espagnole, l’appellation « café viennois »  resta en usage !

Cafe schwarzenberg

Le Café Schwarzenberg à Vienne.

DamebuvantcafeFemme prenant le café, par Nicolas Fassin, peintre liégeois du XVIIIe siècle.Cafe sacherLe Wiener Melange du café Sacher. 

Qu’est-ce que le café viennois ?   

C’est après le siège et la bataille de Vienne en 1683 au cours de laquelle les Turcs furent défaits par la coalition chrétienne que la mode des cafés et de l’art de préparer le café s’est ancrée dans la capitale autrichienne qui retrouvait la liberté. Plusieurs légendes sont attachées à l’introduction du café et à la naissance des établissements qui le servent.  A Vienne, on prit goût rapidement à cette boisson revigorante et, à travers les siècles, on le dégusta sous plusieurs formes : « très clair, moyennement clair, foncé ou noir, avec ou sans crème, nature ou passé. Il est servi de maintes façons : dans des tasses petites ou hautes, dans un verre ou dans une petite cafetière ». Chaud, froid ou glacé,  l’art du café tient de la tradition ancestrale maintenue grâce aux établissements portant aussi le nom de Cafés qui devinrent des lieux de rencontres littéraires, artistiques et politiques. Tels le Central, le Dommayer ou le Schwarzenberg qui ont vu passer un grand nombre de célébrités aux XIXe et XXe siècles.  La Wiener Kaffeehauskultur a été inscrite au Patrimoine culturel immatériel autrichien en 2011 !  Dans Le monde d’hier, Stephan Zweig écrit : « Le Kaffeehaus représente une institution d'un genre particulier, qui ne peut être comparée à aucune autre au monde. C’est en fait une sorte de club démocratique, ouvert à tous, pour le prix abordable d’une tasse de café ».

Partout en Autriche, si vous commandez un café, il vous faut être précis tant il existe de façons de le servir, chaque établissement ayant son propre mélange, selon la force, la saveur et l’arôme désirés –  et ses préparations maison. On vous en présentera une carte complète ! Le célèbre Sacher à Vienne en propose de nombreuses variantes en fonction des mélanges de crus, de l’accompagnement de mousse de lait, de crème fouettée, de cherry brandy, de liqueur d’orange ou de chocolat Sacher ou même de liqueur à l’œuf ; en petite tasse ou en tasse haute ou en verre haut à anse, avec liqueur séparée ou incorporée, etc. Mais, en Belgique et en France, l’unique manière de le préparer est : assez léger, avec du lait battu et surmonté de crème fouettée** décorée de poudre de cacao. Celui-ci porte, jusqu’en août 1914, le nom de « café viennois », lequel n’a jamais existé à Vienne. L’appellation réelle était Einspänner, qui signifie le « café des cochers », ceux-ci en buvaient à chaque halte !

JulesgouffeJules Gouffé.

Auguste escoffier 01Auguste Escoffier.

Cafe lie geoisCafé liégeois. © Office de tourisme de Liège.

Le passage du chaud au glacé 

La créativité des cafetiers viennois était donc – et est encore – très brillante. Mais si le café froid se consommait à Vienne depuis longtemps, pendant les chaudes journées d’été de même qu’à Liège – capitale de la Wallonie, province des Pays-Bas autrichiens jusqu’en 1795, donc perméable aux influences autrichiennes – rien ne permet d’affirmer que le café à la crème glacée tel que nous le connaissons aujourd’hui est une création viennoise. Aucun chef-pâtissier ou cuisinier français ou belge du XIXe siècle – et il y en eut de nombreux et habiles – n’évoque le « café viennois » chaud ou froid dans ses ouvrages. Cependant certains proposent un dessert nommé « café glacé », comme Jules Gouffé –  élève du génial Antonin Carême*** qui d’ailleurs perfectionna le parfait glacé**** – dans son Livre de cuisine paru en 1867. Il donne cette recette : « Faites 2 décilitres d’essence de café moka que vous mêlerez avec un 1 litre I/2 de crème double et 1/2 litre de sirop de sucre à 35 degrés. Passez le tout au tamis de soie et mettez une heure dans une sorbetière bien sanglée. Au moment de servir, détachez la partie de crème qui se trouve prise aux parois de la sorbetière. ». Alexandre Dumas évoque bien le « Café à la crème frappé de glace » dans son Grand Dictionnaire de Cuisine publié après sa mort, mais la recette qu’il en donne manque de précsion. De son côté, le cuisinier et critique gastronomique suisse, Joseph Favre, cite la recette d‘un confiseur de Troyes, dans son Dictionnaire Universel de Cuisine (édition de 1894) qui n’est en réalité qu’une copie de celle de Gouffé. Plus tard, le grand Auguste Escoffier, le chef le plus créatif et dynamique de son temps (c’est lui qui imagina la pêche Melba), donne également sa recette de « café glacé en sorbetière »*****  dans son Guide Culinaire de 1907. Dans son Mémorial historique et géographique de la pâtisserie, paru en 1900, le maître-pâtissier et historien de l’art culinaire Pierre Lacam propose aussi sa recette de « café glacé ». En 1926, le Larousse ménager évoque l’apparition des sorbets glacés aux parfums de toutes sortes et aussi au moka. Mais aucune mention de la préparation du café glacé en sorbetière avec crème. C’est bien plus tard, en 1938 que le Larousse devenu gastronomique rédigé par le chef renommé Prosper Montagné et préfacé par Escoffier, signale enfin une recette de Café glacé servi en tasses et encore fluide. Mais ce n’est que dans sa seconde édition qu’apparaît la précision : « Recouvert de crème fouettée, c’est le café liégeois ». La crème fouettée qui, en France, est appelée « crème Chantilly » car sucrée – et souvent beaucoup trop – est officiellement mentionnée sur la préparation glacée, vingt ans après la fin de la Grande Guerre. Le dessert prend le nom de « café liégeois » et tous les ouvrages de cuisine jusqu’à nos jours offriront leur recette personnelle, et bien souvent fantaisiste, de cette préparation.

Ainsi le Café viennois/liégeois est-il une boisson chaude sucrée, nappée de crème Chantilly pour les uns, alors que c’est un dessert à la crème glacée, couronné de crème Chantilly joliment disposée à l’aide d’une poche à douille et décoré de vermicelles de chocolat, pour les autres. La recette ci-dessous est fournie par l’Office de Tourisme de Liège comme étant celle du Véritable café liégeois, bénéficiant du label certifiant sa véracité et sa composition qui est celle tirée du Larousse gastronomique de 1938 :

  • Préparer selon la méthode habituelle une décoction de café que l’on fera avec 300 g de café fraîchement moulu et trois quarts de litre d’eau bouillante. Mettre cette décoction dans une terrine avec 600g de sucre en morceaux. Laisser dissoudre le sucre et refroidir.
  • Ajouter alors au café froid un litre de lait bouilli - parfumé à la vanille bourbon – complètement refroidi ainsi qu’un demi-litre de crème fraîche. Faire glacer une sorbetière en tenant la composition semi-liquide. Servir en tasses. Recouvert de crème fouettée, c’est le café liégeois.

On aura compris qu’avec 600 g de sucre, il est inutile de sucrer la crème fouettée !

Pour gagner du temps, les cafetiers se contentent depuis longtemps de verser dans un verre haut un expresso refroidi sur deux boules de glace au café et de surmonter le tout de chantilly décorée  de poudre de cacao. Les connaisseurs feront ajouter 2 cl de cognac, ou s’ils sont à Liège, de pékèt, alcool de grain aromatisé aux baies de genévrier typiquement wallon.

Le Café liégeois vécut  une telle trajectoire à travers les années, les pays, les imaginations et les re-créations, qu’on ne peut avoir que de l’indulgence pour notre humble garçon de la brasserie de la Place du Marché, qui répondit : « Je ne saurais vous le dire, Madame. » !

Antoine CaremeLe cuisinier Marie-Antoine Carême.

NOTES 

*Du prénom de la fille unique de l’industriel Friedrich Krupp, à la tête de l’usine d’armements du même nom. L’obusier de 420 mm de diamètre pouvait tirer des obus de près de 800 kg à 9km de portée, à raison de 10 coups   par heure. Il avait été conçu dès 1912 pour faire sauter des murs de béton armé de 3 m d’épaisseur. Il tenta de bombarder Paris

** La crème fouettée aurait été introduite en France par les cuisiniers de Catherine de Médicis lorsqu’elle vint épouser le dauphin Henri II en 1533

*** Surnommé « le roi des cuisiniers et le cuisinier des rois »  il fut le fondateur de la grande cuisine française.

**** Le parfait authentique est au café.  Il arriva  en France également par le biais des pâtissiers de Catherine de Médicis et fut diffusé par les glaciers italiens qui essaimèrent à Paris. Antonin Carême y apporta sa touche en y incorporant des jaunes d’œufs.

***** Au 18e siècle, l’apparition du moule à glace permit la création d’entremets et de sorbets. On plaçait la préparation dans un moule que l’on plongeait dans de la glace pilée et salée, pour la refroidir avant de la turbiner pour la rendre homogène. Il fallut attendre le 19e siècle pour découvrir la sorbetière à manivelle, et le 20e pour utiliser la sorbetière électrique. Les pâtissiers-glaciers d’autrefois ont simplement mis en pratique un phénomène physique naturel en mélangeant de la glace pilée à du sel pour obtenir une température équivalente à celle des congélateurs d’aujourd’hui

BIBLIO- et SITOGRAPHIE

  • Musée de la Gourmandise à Hermalle-sous-Huy (Belgique). Mes plus vifs remerciements à Nicole Hanot et Charles-Xavier Ménage pour leur aide précieuse
  • Office du Tourisme de Liège – Remerciements à Dominique Jamar
  • Connaitrelawallonie.wallonie.be
  • Provincedeliege.be
  • Austria.info
  • Alimentarium.org
  • Chefsimon.com
  • Latribunedesmetiers.fr

Crédits photographiques : sauf mention particulière, toutes les images sont extraites de Wikimedia.org

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