Monothéismes

En 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le philosophe et poète Paul Valéry publiait un article, La Crise de l’esprit, dans lequel il voyait trois influences à l’origine du phénomène Europe : la rationalité grecque, l’empire romain et le christianisme. Si ce dernier a joué un rôle incontestable dans l’histoire culturelle et politique du continent, il semble important d’élargir la perspective et de se demander dans quelle mesure les trois monothéismes dits « abrahamiques » ont marqué l’expérience européenne…

Psautier Ingeburge

Psautier d’Ingeburge (vers 1200). Moïse recevant les tables de la Loi.

Sacrifice grec

 Sacrifice d'un porc. Peintre d'Epidromos (Grèce, début Ve siècle av. J.-C.)

Akhenaton

Akhénaton adorant le soleil (XIVe s. av. J.-C.)

 

Le fait religieux chez les Grecs et les Romains

Chez les anciens Grecs et les Romains, religion et cité sont inséparables. Les liens religieux sont le ciment le plus solide de l’État. C’est pourquoi, bien que ces civilisations soient dites « polythéistes », attachées au culte de plusieurs dieux, elles s’organisent généralement autour d’une divinité principale (Zeus, Jupiter, Athéna…), garante de l’ordre social. Chaque cité (ou État) possède ainsi une divinité protectrice que l’on honore selon des rites bien particuliers. Le culte des dieux concerne toute la vie du citoyen, de sa naissance à sa mort. Il ne s’agit pas d’une question de foi ou de croyance mais d’une participation à la vie de la communauté. La pietas (piété) des Romains, l’eusébeia (piété) des Grecs se définit avant tout par l’accomplissement des rites et des sacrifices susceptibles de maintenir la paix avec les dieux et avec les morts. Il est possible pour le peuple d’adopter une nouvelle divinité (comme ce fut le cas, par exemple, avec la déesse égyptienne Isis, au moment de l’expansion de l’empire romain) mais cette adoption doit faire l’objet d’un examen préalable par les autorités politiques.

Indépendamment de cette religion officielle se développe chez les premiers physiciens et les philosophes, à partir du VIe avant JC, toute une réflexion sur l’origine du Cosmos : « Ces premiers efforts mènent à concevoir un Premier Principe matériel, un Premier Élément, qui, par évolutions successives les autres éléments [eau, terre, air, feu], ou, même chez Anaxagore (au Ve s. av. J-C.) un Premier Principe spirituel, le Noûs ou Intellect, qui agissant sur la matière (les quatre éléments), y produit le mouvement et l’ordre. Quoi qu’il en soit des détails des doctrines, une tradition se crée qui porte à considérer ce Premier Principe substantiel et moteur comme le Premier Principe divin, comme Dieu. » (A. Festugière)

Dans cette tradition se situe notamment la pensée du philosophe gréco-romain, Plotin (205 / 270 apr. J.-C.). Héritier du platonisme, il développe une théorie selon laquelle toutes choses seraient issues d’une Source première qu’il appelle « l’Un ». L'Un est absolument transcendant mais, aussi, présent en toute chose (immanent). Il n'est nulle part et il est partout. Tout a rapport, à des degrés divers, à Lui, qui est le principe de toutes choses. Comme dans les spiritualités extrême-orientales, la sagesse selon Plotin implique qu’on se libère des illusions du monde et qu’on se prépare à réintégrer l’Origine. Sur certains aspects, la manière dont ce philosophe évoque ce Principe rappelle le discours de certains mystiques chrétiens ou musulmans. Faudrait-il voir dans cette conception, les prémisses du monothéisme ? Rien n’est moins sûr.

Moisechampaigne

Moïse et les Tables de la Loi, par Philippe de Champaigne  (vers 1650)

 

Au commencement était la Parole

On peut lire dans la Bible : « L’Éternel dit à Abraham: Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction. » (Genèse 12 : 1-2). 

À l’origine de la religion d’Abraham et des trois monothéismes, il y a ce fait inouï : un dieu qui parle le langage des hommes, sans prendre pour autant figure humaine (du moins, dans le judaïsme et l’islam). Le Dieu de Plotin est sans doute unique et source de toute réalité mais il ne parle pas. Son Rayonnement fascine l’homme et l’incite à Le rejoindre, après avoir réalisé que son individualité n’était qu’illusion. En quelque sorte, le dieu de Plotin « dépersonnalise » l’humain. Le dieu d’Abraham, au contraire, renvoie son interlocuteur à lui-même. Il dit : « c’est à toi que je m’adresse, et à personne d’autre ». Et le caractère « exclusif » du monothéisme trouve peut-être ici sa raison première (« il s’agit de toi, irremplaçable dans cette relation qui nous unit »). 

Influencés par la culture gréco-romaine, les théologiens ont tenté de définir ce dieu unique et ses attributs : simplicité, perfection, bonté, infinité, omniprésence, immutabilité, éternité, unité… Mais le dieu monothéiste ne se laisse pas appréhender comme une Idée platonicienne. Il se présente comme un être singulier qui entre en relation avec les hommes. Fait significatif, avec l’avènement du monothéisme, le mot « dieu » cesse d’être un nom commun et devient un nom propre (« Dieu »), celui d’un être dont on ne parle pas mais à qui l’on parle (« Des profondeurs, je criai vers Toi, Seigneur » dit le psaume 130). C’est là sans doute l’origine de la dimension prophétique et de l’idée de révélation, si caractéristique de ses religions. On peut bien sûr débattre à l’infini des conditions de possibilité d’une telle révélation et de la validité de son enseignement. Pour des raisons de préservation de la tradition, on sait que les paroles inspirées ont été transcrites et sont devenues des livres révérés : Torah, Évangiles, Coran… Le point essentiel n’est sans doute pas dans le contenu littéral de ces textes mais dans l’esprit qui les anime et qui, siècle après siècle, leur permet d’être encore signifiants.

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Le Jugement dernier (détail) par Hans Memling (vers 1470)

 

Un idéal de justice et de paix

Comme le suggère le philosophe Isy Morgensztern, il y dans l’aventure monothéiste une ambition : l’avènement sur Terre d’une société de justice et de paix. Cette ambition peut sembler tristement risible, compte tenu de toutes les violences et des guerres qu’elle a pu engendrer mais il n’empêche : le caractère transcendant du dieu biblique et son message constituent un contre-pouvoir. Ils permettent un regard critique sur le monde et invitent à le changer. Ils sont générateurs d’utopie et d’idéal. On a tendance à oublier cette dimension révolutionnaire. Elle est pourtant bien inscrite dans l’histoire des communautés monothéistes.

Ainsi, à bien des égards, le legs culturel et sécularisé des trois monothéismes s’avère plus riche qu’on ne l’imagine : éthique et sens de la responsabilité, conception d’un temps et d’un horizon historiques (judaïsme) ; élaboration de la notion d’individu, universalité des droits humains (christianisme) ; tolérance religieuse et développements scientifiques (islam andalou et ottoman). Le legs de l’islam semble de nos jours plus problématique. Nombreux sont ceux qui le réfutent. Toutefois, il a existé, et existe bien, un islam humaniste ouvert aux échanges et au dialogue.

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Les trois philosophes (détail) par Giorgione (vers 1508).

Les monothéismes sont-ils conciliables ?

À partir d’une même origine, les trois monothéismes se sont succédés avec l’ambition de parfaire le message initial adressé à Abraham. Estimant que le judaïsme avaient failli à sa mission, les Chrétiens, et les Musulmans à leur suite, ont tenté d’apporter d’autres réponses qui, elles-mêmes, ont engendrés des schismes et des dissensions au sein de leurs communautés respectives.

« Qui a raison ? » La question est sans doute mal posée. Car il ne s’agit pas d’une affaire de « vérité », au sens où l’entend le sens commun ou la raison scientifique, mais de la mise en œuvre d’un projet porteur d’avenir pour l’humanité. Sur ce point, il convient de méditer la belle histoire imaginée au XIIIe siècle par le philosophe et théologien catalan Raymond Lulle (1232-1315). Dans un livre intitulé Le Livre du gentil et des trois sages, il nous présente un païen (un gentil), en proie à l’angoisse de la mort, qui rencontre dans une forêt trois sages : un juif, un chrétien et un musulman. Les représentants des trois religions démontrent au païen l'existence d'un Dieu unique, lui expliquent la création et la résurrection. Chacun présente ensuite les lois de sa propre religion afin que le gentil (et le lecteur) choisisse la voie qui lui paraît la meilleure. Au moment où celui-ci va exprimer son choix, les trois sages prennent congé de lui sans vouloir connaître sa décision. Ils déclarent alors: « Ce sera matière à débattre entre nous, pour trouver par la force de la raison et par la nature de l’entendement, quelle Loi tu pourras bien choisir. Si, devant nous, tu disais à quelle Loi va ta préférence, nous n’aurions plus matière à discuter, ni de vérité à découvrir. »

 

 


Mots et idées suggérés par les participants aux ateliers

Évian : Souffle ; doute ; horizon ; évolution de l’esprit ; foi ; transmission orale ; eugénisme (amélioration de l’humanité) ; le Divin ; intuition ; recherche (quête) ; ignorance ; singulier ou pluriel ? ; chaos ; pour quoi ? ; expérience ; perception ; croyance ; Dieu unique ; créateur ; rédemption ; parole ; prophétie ; illusion ; anthropomorphisme ; tout est énergie.

Montreux: Jésus ; un seul dieu ; religion ; masculin ; projet ; source ; religion du Livre ; exclusion ; spiritualité ; croyance(s) ; Dieu/dieu ; exclusivité ; foi ; rituel ; tout en un ; notre histoire ; âme ; vie et mort ; inspiration ; conscience d’un Être supérieur ; plus que moi ; le Soi.

Extraits de textes commentés Textes MonothéismesTextes Monothéismes (80.93 Ko)

1. Plotin (205-270 ap. J-C.), Sixième Ennéade. Livre neuvième, Du Bien et de l’Un. Traduit du grec par M.-N. Bouillet. 

2. Martin Buber (1878-1965), Le Chemin de l’homme d’après la doctrine hassidique, 1947. Traduit de l’allemand par W. Heumann.

 

Références bibliographiques

BETTINI Maurizio, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, traduit de l’italien par Vinciane Pierre-Deforge, Les Belles Lettres, Paris, 2016.

FESTUGIÈRE, André-Jean, Épicure et ses dieux, Presses Universitaires de France, Paris, 1997.

FRANÇOIS Étienne, « Un seul Dieu tu adoreras », in Étienne François et Thomas Serrier (eds), Europa, notre histoire. L’héritage européen depuis Homère, Les Arènes, Paris, 2017.

GERBAULET Claude Y., Les monothéismes, inédit, 2016. Disponible en ligne.

HADOT Pierre, Plotin ou la simplicité du regard, Folio Essais/Gallimard, Paris, 2008.

HAGÈGE Claude, Les religions, la parole et la violence, Odile Jacob, Paris, 2017.

IBN KAMMUNA, Examen de la critique des trois religions monothéistes, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2012.

LULLE Raymond, Le livre du gentil et des trois sages, Sagesses chrétiennes / Cerf, Paris, 1993.

MORGENSZTERN Isy, L’aventure monothéiste. Judaïsme, christianisme, islam : ce qui les rapproche, ce qui les distingue, La Découverte/Poche, Paris, 2015.

NÉHER André, Prophètes et prophéties, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2004.

NEMO Philippe, « Les racines chrétiennes de l'Europe et leur dénégation », in Chantal Delsol et al., L'identité de l'Europe, Presses Universitaires de France, Paris, 2013.

SLOTERDIJK Peter, La folie de Dieu. Du combat des trois monothéismes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Pluriel/Le Livre de poche, Paris, 2012.

 

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Commentaires (2)

lehmann
  • 1. lehmann | 22/12/2017
bonsoir à tous

suite à mon intervention au cours de l'atelier d' évian, je vous propose une autre bréve approche que j'intitule: "les 3 monothéistes"

1) le monothéisme religieux:
ex le monothéisme abrahamique: c'est la croyance en en Dieu unique personnifié, notre créateur et sauveur qui a Parlé successivement à Abraham (le patriarche), Moise (le juif), Jésus (le chrétien) et Mahomet (le musulman)

2)le monothéisme scientifique:
c'est la croyance que tout est rationnel.
(nos scientifiques sont rationalistes)
notre Dieu conceptuel est alors la Raison
elle tend à tout expliquer.
de ce fait, notre intelligence, qui est traversée par la Raison, tend à tout comprendre

3)le monothéisme sensuel:
c'est la croyance que tout est perçu par nos sens
pour les sensualistes , notre Dieu conceptuel est alors le Ressenti:
je n'écoute plus la parole de Dieu
je ne recherche plus d ' explication rationnelle
je suis Tout , je Suis
cela est suffisant

jean
Marsilio Abate
  • 2. Marsilio Abate | 12/12/2017
Il y a dans la pièce de Lessing intitulée Nathan le sage, une autre belle histoire pour illustrer la tolérance entre les monothéismes.
Il s'agit de la parabole de l'anneau : « Un homme se fait faire un anneau qui détient le pouvoir de susciter l’amour pour celui qui le porte et qu’il lègue à son fils préféré en lui enjoignant de faire de même. L’anneau est transmis ainsi de père en fils jusqu’au jour où il échoit à un père également attaché à ses trois enfants. Se voyant mourir, il fait faire deux anneaux neufs par un orfèvre, et remet un anneau en secret à chacun de ses fils. Le père mort, les trois fils se disputent l’héritage, chacun persuadé de détenir l’anneau véritable.
Ne trouvant pas de compromis possible, puisque chacun détient la vérité de la bouche de son père et qu’il ne peut donc la remettre en question sans accuser ce père bien-aimé de lui avoir menti, les frères demandent au juge un arbitrage. Le juge remarque que l’anneau a la réputation de susciter l’amour de Dieu et des hommes, et qu’il suffit d’attendre pour voir quel anneau est efficace, à moins que le père n’ait fait fabriquer trois anneaux neufs et que l’anneau originel ne soit perdu. Il invite donc les frères à travailler pour l’avenir en s’efforçant de rendre les générations à venir le plus vertueuses possible. » (extrait de Wikipedia)

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