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Le siècle des totalitarismes

« Fascisme, totalitarisme… » : ces mots nous semblent à première vue recouvrir une même réalité, à savoir un pouvoir terroriste et répressif ne laissant que peu (ou pas) de place aux droits et libertés individuelles...

Nous luttons pour la paix

Nous luttons pour la paix - fresque sur toile (1951) illustrant le « culte de la personnalité » de Staline dans l'ensemble du bloc de l'Est.

Louis XIV de France

Louis XIV par Hyacinthe Rigaud (1659-1743). Monarque de droit divin, le roi de France se devait de respecter la tradition religieuse, sous peine de perdre sa légitimité.

 

 

Pouvoir autoritaire, despotique ou totalitaire ?

Si le mot « totalitaire » a bien été forgé par Benito Mussolini — qui entendait qualifier un régime politique dans lequel s’affirmait la primauté du « tout sur la partie », c’est-à-dire de l’État sur l’individu — peut-on pour autant considérer que le régime fasciste fut un équivalent du régime nazi ou stalinien ? Faut-il y voir une différence quantitative (de degré dans la violence et le nombre de victimes) ou une différence qualitative (relative à la nature même du pouvoir exercé) ? La question vaut même d’être posée plus largement : en quoi un régime très autoritaire (une monarchie absolue, par exemple, ou une junte militaire) diffère-t-il d’un système totalitaire ?

Vu de l’extérieur, les symptômes semblent assez comparables. On peut ainsi relever, par ordre de progression dans la violence : l’hypertrophie du pouvoir exécutif ; l’affaiblissement ou l’interdiction du Parlement ; la non-séparation des pouvoirs ; le rejet du multipartisme ; la corruption ; le contrôle ou l’interdiction des organisations ou des associations politiques (partis, syndicats, associations civiles, comités d’intellectuels) ; la censure et le contrôle de la presse ; l’existence d’une police et de prisonniers politiques ; le culte de la personnalité ; le recours à la torture et aux assassinats ; les camp d’internement ou de concentration…

Pourtant, aussi violents et intolérables qu’aient été les régimes autoritaires ou dictatoriaux, ils semblent n’avoir jamais remis en cause la séparation entre l’État et la société, entre gouvernants et gouvernés. Agissant au nom d’un principe transcendant et traditionnel (le droit « divin », dans le cas de la monarchie absolue) ou proprement politique (rétablir un ordre social prétendument « menacé » dans le cas de certaines dictatures), ces régimes ont sans doute réprimé très violemment leurs opposants mais n’ont pas cherché à obtenir l’adhésion manifeste et inconditionnelle de la population. Même l’Italie de Mussolini, malgré ses pompes et sa brutalité, malgré son alliance avec l’Allemagne nazie, n’est pas parvenue à instaurer un véritable système totalitaire car elle n’en avait pas les moyens idéologiques. Comme le souligne le philosophe Claude Polin : « [Mussolini] eut certainement la volonté de créer une Italie nouvelle, mais nouvelle comme est nouveau un homme qui sort de maladie par rapport au malade qu’il était, et non nouvelle comme peut l’être ce que l’on élabore après avoir fait table rase de tout ce qui existait. Mussolini entendant certainement achever plus que créer de toutes pièces, et il n’y avait probablement rien de plus étranger à sa vision du monde comme son tempérament que l’utopie ou l’utopisme révolutionnaire. » On peut sans doute en dire autant du Portugal de Salazar ou de l’Espagne de Franco. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de minimiser la caractère inique de ces différents régimes mais d’éviter d’ignorer une réalité bien pire encore.

Rome - Palais de la civilisation italienne

Le Palazzo della Civiltà del Lavoro, un monument emblématique de l'architecture fasciste.

La question de l’idéologie

Faisant fi de ces considérations historiques, l’écrivain et sémiologue italien Umberto Eco a tenté quant à lui de définir les éléments caractéristiques de ce qu’il considère le « fascisme éternel ». Avant d’être politique ou économique, le régime fasciste repose avant tout sur des principes idéologiques (ou « archétypes » selon la formulation d’Eco). On peut les résumer ainsi :

1) tout d’abord, la croyance en une vérité originelle qui, au-delà de ses avatars historiques, serait unique et pérenne. Bien entendu, cette vérité est difficile à dévoiler, d’où un certain goût de la pensée fasciste pour l’hermétisme et l’irrationalisme. Suivant cette logique, toute forme de modernisme est jugée « décadente ». On se méfie de la raison critique et émancipatrice héritée des Lumières. Tout désaccord avec l’opinion de la majorité est considéré comme une trahison : « qui n’est pas avec nous est contre nous » déclare un slogan soviétique (en écho à l’Évangile de Matthieu, XII-30).

2) L’idéologie fasciste se méfie de la culture en général et se montre anti-intellectualiste (les universités sont vues comme des repaires de dissidents ou de communistes). Elle favorise le culte de l’action pour l’action et du sacrifice : les jeunes y sont éduqués pour devenir des héros au service de la nation, du peuple ou du Guide. Le machisme y prédomine, avec pour corollaires, le mépris des femmes et des homosexuels. L’usage du langage est très orienté : on y martèle des slogans abrutissants et l’on y introduit des expressions, ou plutôt des clichés, censés décrire la réalité une fois pour toutes (c’est l’un des aspects de la « novlangue » imaginée par George Orwell dans son roman 1984).

3) L’un des principaux ressorts du lien social fasciste est la peur de la différence et de l’étranger. On y observe une forte tendance au racisme ou, du moins, à la xénophobie. On manipule des classes moyennes frustrées et humiliées, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs. On entretient l’obsession du complot (crainte de l’ennemi extérieur et, surtout, intérieur). Les ennemis (les « Juifs », les Alliés, les « terroristes », etc.) sont puissants, riches et organisés. Ce sont des oppresseurs qui justifient l’état d’urgence du régime. La vie est conçue comme une guerre permanente. Elle implique l’espoir d’une « solution finale » ou de l’« avenir radieux » d’une société sans classes.

4) La fierté nationale confine à un élitisme et une mise en valeur qualitative du peuple (« on appartient au meilleur peuple du monde » ; « les membres du Parti sont les meilleurs citoyens »). On encourage le mépris généralisé des faibles et la haine du système parlementaire, dénoncé comme oligarchique et corrompu.

Leviathan 1

« Il n'est pas de pouvoir sur Terre qui puisse lui être comparé  (Job 41-24) » : détail du frontispice du Leviathan de Thomas Hobbes (1651).

Topor1977

Roland Topor, Affiche pour Amnesty International, 1977.

© ADAGP

 

 

Une maladie de la démocratie ?

Cette valorisation idéologique du peuple nous alerte sur un fait inédit : à savoir qu’il aura sans doute fallu l’avènement de l’idéal moderne de démocratie pour que celui-ci se transforme en son contraire et permette l’avènement d’une forme de tyrannie jusqu’alors inconnue. Analysant la logique de l’État totalitaire, le philosophe Claude Lefort observe en effet que l’élément idéologique déterminant en est finalement l’illusion d’une abolition des frontières entre État et société (la société civile étant absorbée par un système étatico-bureaucratique ou, à l’inverse, l’État disparaissant au profit d’une société communiste). Le pouvoir totalitaire s’affirme dès lors comme un pouvoir social qui prétend tirer de lui-même les principes de la loi et de la vérité (d’où sa propension à devenir une pseudo-religion). La notion même d’hétérogénéité sociale y est refusée (l’ingénieur vaut autant que le simple ouvrier ; la propriété privée et la liberté de l’individu y sont abolies). Selon Claude Lefort, les représentations clefs qui en scellent la matrice idéologique sont : 1) l’image du peuple-UN conçu comme un ensemble homogène (reposant, par exemple, sur l’appartenance à un parti, une nation ou, encore, une « race » déterminée) ; 2) la figure d’une personnalité charismatique et toute-puissante, « l’Égocrate » (selon l’expression de Soljénitsyne parlant de Staline). Les égocrates qu’ont été Staline, Hitler ou Mao ne sont à proprement parler ni dictateur, ni despote, ni tyran. Ils sont totalement confondus avec la société qui les maintient au pouvoir et leur Moi donne la loi de toute chose. Ils assurent le fantasme de l’Un, le personnalisent. Plus fort encore que le Roi-Soleil, Staline pouvait ainsi affirmer : « la Société, c’est moi ! » ; 3) l’obsession d’un ennemi objectif qu’il convient de traquer, d’expulser et, au besoin, d’éliminer (« La force politique d’une démocratie, déclare le juriste nazi Carl Schmitt, se manifeste à sa capacité d’écarter ou de tenir éloigné l’étranger et le non-semblable, celui qui menace l’homogénéité »).

Patocka 1971

Le philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977), mort sous les coups de la police politique.

Du mal radical au mal banalisé

Qu’est-ce qui a pu rendre possible l’hitlérisme, le stalinisme ou le maoïsme ?

Au XVIe siècle déjà, Étienne de la Boétie, l’ami de Montaigne, s’interroge dans son Discours de la servitude volontaire sur ce qui incite les hommes à renoncer à leur liberté pour se soumettre au pouvoir arbitraire d’un tyran. En 1975, le dissident tchèque Václav Havel, dans sa Lettre ouverte à Gustav Husak (alors premier secrétaire du parti communiste) pose une question semblable : « pourquoi les gens se comportent-ils comme ils le font ? Pourquoi accomplissent-ils tout ce qui, globalement, donne cette impression imposante d’une société totalement unie, soutenant totalement son gouvernement ? Je pense que la réponse est évidente pour tout observateur impartial : c’est parce qu’ils ont peur. » Détaillant toutes les situations de la vie quotidienne où la peur peut s’infiltrer, V. Havel met au jour un phénomène inquiétant : c’est que la peur face au mal radical qui a conduit aux camps de la mort et à la « solution finale » trouve sa source dans une peur moins brutale et bien plus sournoise, celle de perdre les derniers avantages matériels que le système a bien voulu nous laisser. Car c’est en maintenant les individus dans une situation de précarité morale et économique que le totalitarisme assure son triomphe : précarité qui brise les solidarités et fait que chacun se replie sur soi et demeure indifférent au sort de son voisin. Ou pire : se met à le détester, le surveiller et le dénoncer afin qu’il « libère la place ». Et c’est finalement en se conciliant la complicité de ses « administrés » que le pouvoir totalitaire garantit son maintien.

Dans un tel système, on ne peut qu’être frappé par le caractère anonyme que revêt la personne, réduite à n’être qu’un numéro ou un fonctionnaire parmi d’autres. Autre grand dissident tchèque, le philosophe Jan Patočka (1907-1977) n’a pas manqué de relever cet aspect et d’y voir notamment les dérives d’une raison technocrate. Appliquée au domaine de l’humain, cette raison n’aura sans doute pas peu contribué à minimiser et banaliser les atrocités accomplies au cours du siècle, passé et en cours.

 

Mots et idées suggérés par les participants aux ateliers

Évian : Contrôle – Dictateur – Système – Aliénation – Restriction des libertés – Pensée unique – Terreur – Suspicion – Oligarchie – Délation – Domination omniprésente – Pouvoir / Devoir – Embrigadement de la jeunesse – Parti unique – Servilité – Propagande – Absence d’opposition – Prisonniers politiques – Censure – Régression – Humanisme – Culte de la personnalité – Populisme – Altérité – Unicité – Le Prince et le Manant – Peur – Rejet de l’étranger – Dogme – Paranoïa – Lavage de cerveau – Complexe d’impuissance – Déshumanisation – Formatage.

Montreux : Autoritarisme – Concentration des pouvoirs – Primauté du groupe sur l’individu – Antilibéralisme – Pensée unique – Répression – Restriction de certains droits – Oppression – Avidité du pouvoir – Narcissisme – Peur – Culte du chef (de la personnalité) – Corruption – Élections, piège à c… – Peur de l’inconnu – Information (presse, médias) – Absence de débats d’idées – Peur de la différence – Recherche d’identité / d’appartenance.

 

Extraits de textes commentés : Textes TotalitarismesTextes Totalitarismes (59.62 Ko)

1. Carl Schmitt (1888-1985), Parlementarisme et démocratie (1923-1926). Traduit de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 1988.

2. Václav Havel (1936-2011), « Lettre ouverte à Gustav Husak » (1975). Traduit du tchèque par Jan Vladislav in  Écrits politiques, Points/Seuil, 1991.

 

Références bibliographiques

ARENDT Hannah, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Quarto / Gallimard, Paris, 2002.

ECO Umberto, Reconnaître le fascisme, Grasset, Paris, 2017.

HAVEL Václav. Essais politiques,  Points / Le Seuil, Paris, 1991.

LA BOÉTIE Étienne de, Discours de la servitude volontaire, Mille-et-une nuits, Paris, 1997.

LEFORT Claude, L'invention démocratique, Biblio Essais / Le Livre de poche, Paris, 1983.

PATOCKA Jan, Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire, Verdier Poche, Lagrasse, 1999.

POLIN Claude, Le totalitarisme, Que-sais je ? / P.U.F., Paris, 1982.

REVAULT D’ALLONNES Myriam, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Le Seuil, Paris, 2010.

 

Source des images : sauf mention spéciale, les illustrations des articles sont issues de Wikimedia.

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Commentaires (1)

lehmann jean
  • 1. lehmann jean | 24/06/2018
" Le Totalitarisme est un Humanisme"

L'Humanisme est un courant de pensée philosophique qui affirme que l'Homme est "hors nature".
Ce mouvement postule le primat de la Raison et de la Volonté Humaine . L'Homme est le "roi du monde".
Mais, pour moi l'Humanisme est une bulle intellectuelle "déconnectée" , voire illusoire.
Et , je crois que le Totalitarisme est une expression de cette bulle.

Je ne suis pas "humaniste".
Je postule en effet que l'homme est immergé dans le Tout cosmique que je ressens.

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